JEAN-SEBASTIEN BACH


«Jean-Sébastien Bach ou le tempérament inégal»


ARTICLE

par Jacques De Cock et Charlotte Goëtz-Nothomb

                          

                          © POLE NORD asbl  et POLENORDGROUP

 

Bach, Bach ou Bach ?
A consulter les biographies consacrées à Jean-Sébastien Bach, on éprouve un malaise grandissant. Malgré quelques nuances, le portrait qui se dégage se révèle pâle et inconsistant. Partout, des anecdotes et des schémas: Bach est un génie, un homme qui n’a pas d’aventures, sa vie est toute tracée: bon fils, bon père, bon époux… Mais il a mauvais caractère! Sous cette ultime constatation vont êtres rangés sa rage au travail, ses querelles avec les autorités ou ses ennuis domestiques.

«Excessif, manquant de souplesse, trop entier, provoquant les difficultés» (Karl Geiringer, 1970), «rugueux, insolent, accumulant les difficultés» (L.A. Marcel, rééd. 1996), «obstiné, ironique» (Norbert Dufourcq, rééd. 1999), «ennemi de l’accommodement, apparemment irrespectueux» (Alberto Basso, 1984). 
Mais plus se multiplient les notices biographiques dans des ouvrages par ailleurs très différents, plus Bach semble lointain. Certes, des faits indéniables attestent son «tempérament»: sa bagarre avec l’étudiant Geyersbach à Arnstadt, ses quelques semaines d’incarcération à Weimar, la fameuse et longue querelle des préfets.

Voyons si le recours aux portraits est plus utile. L’œuvre d’Elias Gottlob Hausmann  accompagne l’entrée de Bach à la société Mitzler, dans la vie musicale de Leipzig. 
Elle montre un Bach imposant et sévère et est largement exploitée pour le présenter comme un puissant patriarche. Tout à l’opposé, et apocryphe, le portrait d’Erfurt présente un Bach jeune. Unanimement contesté, il n’en sert pas moins à illustrer «l’autre» Bach, romantique, révolté voire ultra-moderne. Le Bach, dessiné par son cousin, Gottlieb Friedrich, nous propose un Bach bon enfant, débonnaire, un pater familias dans l’intimité. Longues conjectures aussi sur une gravure de Griesmann qui montre Bach à vingt ans, lisant un livre de géométrie. La façon de tourner la tête et d’opérer la lecture indiquerait du strabisme. Plus récemment privilégié, un portrait par Johann Jacob Ihle a le mérite de rendre compte de l’acuité du regard de Bach, un regard «en recherche». Sur base d’un crâne attribué à Bach et retrouvé à Leipzig, Carl Seffner a sculpté un buste qui rappelle, s’il le fallait, que Bach n’a rien du personnage mystique et éthéré interprété par Gustav Leonhardt dans le film de Jean-Marie Straub, Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967).

Le «retour à Bach», après ce qui est considéré à tort comme une longue période de désaffection, s’opère selon un mouvement d’oscillation, déjà présent du vivant du compositeur. D’un côté, on privilégie l’image d’un Bach immense, intouchable, intemporel, témoin grandiose d’une époque révolue. «Nous aimerions, écrit L.A. Marcel, qu’un Bach fût encore concevable, il ne l’est plus… Le père n’est plus, nous sommes tous des bâtards anxieux.» De l’autre, on présente un Bach multiforme, phénix renaissant de ses cendres, plus moderne que les modernes, récupéré par tous les courants. 

Bach est unique. Tout Bach est dans Stravinsky. Bach est un monument du passé. Tout Bach est dans Webern. Bach est une source perpétuellement jaillissante. On ne peut tout de même pas en rester à Bach. Bach est indépassable. On ne comprend toujours pas Bach, etc. etc. 

L’attitude des auteurs se partage entre l’exégèse minutieuse à l’infini et la simplification ennuyeuse. Et pour les écoles de musique, Bach reste souvent le «morceau à avaler», un pensum. Et pourtant…

La Musique, à la vie, à la mort !
Comme Shakespeare, comme Molière, Bach est bien un homme de notre temps, une partie intégrante de notre histoire culturelle récente. Ainsi, ce n’est pas un hasard s’il naît dans et pour la Musique, en Allemagne. Le contexte social l’y inscrit dans une puissante tradition musicale corporative. Son nom même, Bach, plutôt que de signifier «ruisseau», trouve une étymologie plus sûre dans la désignation ancienne du «musicien ambulant», dont on trouve des traces dans les anciens registres. 

Dans son contexte musical, un personnage joue un rôle central: Johann Christoph Bach, l’oncle de sa future épouse. Organiste et compositeur, de loin le plus important des Bach avant Jean-Sébastien, il réside à Eisenach pendant toute la petite enfance de ce dernier. 
Un processus d’identification complexe s’est sans doute mis en place. Le propre père de Jean-Sébastien, Johann Ambrosius, vouait une immense admiration à ce musicien qui, de surcroît, portait les nom et prénom de son propre frère jumeau. Il est certain que la présence du grand Johann Christoph donne à Jean-Sébastien une voie pour se démarquer de son père. Alors que Johann Ambrosius, musicien de la ville, animateur des fêtes populaires et des cérémonies, connaît le succès et la faveur générale, Johann Christoph, musicien plus profond, rencontre dans son métier d’organiste des difficultés bien similaires à celles que connaîtra Jean-Sébastien à Leipzig. 

A neuf ans, le petit Jean-Sébastien va perdre coup sur coup son oncle, sa mère, puis son père. Cadet de la famille, il part à Ohrdruf où il est recueilli par un autre Jean Christoph, son frère aîné. De tous ces événements, il garde une marque indélébile, l’harmonie familiale est dissoute, il faut partir, chercher ailleurs, plus loin. De tous les Bach dont on parle avant lui, Jean-Sébastien restera de loin le plus itinérant, le plus motivé à pousser sans cesse plus avant toute recherche, à vouloir reconstruire, en assimilant tous les matériaux. 
A l’école, il se montre très rapide dans l’acquisition des grades. Il devance frères et cousins de plusieurs années, aucune distance ne l’effraie. Pour donner un aliment à son investigation, il parcourt des distances impressionnantes, à marches forcées. La vie lui a laissé d’impératives énigmes à résoudre et il s’y emploie avec une énergie décuplée. Et il trouve cela tout naturel, répétant à qui veut l’entendre que «quiconque travaillerait comme lui arriverait au même résultat». 
C’est en poussant les composantes de son art au point d’en faire un levier vers la dialectique que Jean-Sébastien Bach entrera dans la modernité.

Est-il menacé d’immobilisme, de stagnation ? Il met aussitôt en œuvre un mécanisme complexe qui consiste à adhérer à un pôle d’autorité et à en contrer un autre, généralement jusqu’à ce que rupture s’ensuive, réinstallant une situation affective qui l’a marqué jadis et qui le ramène chaque fois… sur la route. Il en va ainsi à Ohrdruf avec son frère aîné. 
A Arnstadt, il accélère le processus en restant fixé bien plus longtemps que prévu auprès du grand organiste Dietrich Buxtehude (1637-1707), réglant de la sorte un autre compte avec les autorités; à Mülhausen, il appuie le parti du pasteur orthodoxe contre celui de son supérieur; à Weimar, il se brouille avec le duc Guillaume-Ernest en marquant une affection très exclusive au co-régent Ernest-Auguste.

Et quel désarroi quand il perd sa première épouse, Maria-Barbara ! Les biographes prennent l’événement avec une certaine légèreté, sous prétexte qu’il se remarie très vite. Mais en fait, tout son équilibre est ébranlé et le seul appui qu’il retrouve d’abord est de reprendre un poste d’organiste, de replonger physiquement dans le domaine qui peut le sauver, ses racines, la Musique. Là, il est chez lui, il peut construire et reconstruire inlassablement et rien de ce qui la concerne ne lui reste étranger. Musicien d’église, il l’est forcément. Mais il est aussi musicien de cour, musicien pour la bourgeoisie. Quand il fait de la musique d’église, il faut qu’elle soit la meilleure, jamais il ne se contente de la tradition. Quand il fait de la musique de concert, ce n’est pas seulement de la musique «pour plaire».

Dans tous les domaines, il fait interagir toutes les formes. La puissance de ce processus est telle qu’elle ne tolère pas d’obstacles, s’aventure toujours plus loin, avec audace. 
En introduisant sur la base de l’élaboration contrapuntique, déjà très développée, de ses prédécesseurs, cette science intime du mouvement et cette extraordinaire assimilation de tous les genres, Bach porte à un sommet la possibilité d’expression musicale. Pour lui, la Musique, c’est la vie, tous les sentiments, les joies et les peines mêlées, ce que les hommes ont de meilleur et de profond. Ce musicien des médiations ne peut donc s’intégrer vraiment dans un siècle qui va passer à une musique légère et galante. Et il se sent déjà éloigné de ses fils qui serviront, avec brio certes, la musique de leur temps. Celui qui restera le plus proche de lui, Wilhelm Friedemann, se retrouvera seul à gérer cet héritage bien lourd et mourra dans une grande misère. La toute-puissance de la subjectivité moderne rend bien difficile l’accès à la musique de Jean-Sébastien Bach, souvent perçue comme froide ou trop savante. Malgré son omniprésence dans les références modernes, elle reste extérieure à notre sensibilité et vit souvent sous un mode dévoyé, «romantisé», parfois sortie de l’oubli par l’un ou l’autre esprit subtil comme Robert Schumann ou Félix Mendelssohn.